Luz Volckmann
À quoi bon la littérature ?
Tous les jours petite sœur voudrait crever. Avant de rentrer au foyer, elle tise encore un peu, un peu trop jusqu’à se tenir contre mon épaule et dans ses pleurs il y a toujours la même plainte du démon de son cœur :
Oukhti ! à quoi bon ?
Vouloir ne rien dire. Simplement baisser la tête en silence, en attendant que ça passe. Laisser demain nous faucher avec toute la beauté d’un crématorium en pleine zone commerciale. Mais je ne peux pas me taire devant ma petite sœur. Il faudra regarder le monde en face, et surtout de travers, pour écrire avec rien d’espoir une réponse toujours insatisfaisante au désespoir.
La littérature ne la sauvera pas. Sur nos livres, il y en a plein, des fantômes assis au bord des pages. Mais au plein cœur du désastre, nos quatre pieds dans la merde, je sais que l’on trouvera encore des verbes et quelques diamants. Répondre au démon, c’est combattre un jour de plus la catastrophe. Et la littérature n’est rien d’autre que la signature qu’on laissera en bas de la feuille.
Encore un jour, un jour de plus
Pour
Dégoupiller un mot à maudire le soleil qui ne vient pas
Un rire pour le pigeon malingre
Jeter une moquerie à la gueule du schtar.
Parce qu’avec une rime, petite sœur, on crève une lune
Avec les bonnes couleurs
On sabotera des lois.
L’acte d’écriture est-il un acte d’engagement ?
Lorsque l’on n’appartient pas de plein droit au camp des vainqueurs, on fait difficilement de la littérature un objet détaché de sa propre vie politique. Les révolutions décoloniales et féministes l’ont bien compris : avec elles, toute production intellectuelle, artistique et en particulier la littérature ne pourra plus faire semblant, ne pourra plus faire « comme eux ». C’est l’apparition de l’intellectuel·le engagé·e, de l’intellectuel·le qui fait « corps avec le peuple » (comme disait Fanon), des poétesses à la tête de mouvements de libération noirs et des hommes de lettres chefs d’États indépendants. Une redéfinition radicale de l’écriture en rapport direct avec l’engagement politique de son auteur·e.
Dans cette pensée radicale, une très belle définition de l’écriture est à lire chez Audre Lorde, comme synthèse entre le pouvoir de l’idée et celui de l’action :
« Je parle ici de la poésie en tant que sublimation révélatrice de l’expérience, et non de ce jeu de mots stérile au nom duquel, trop souvent, les pères blancs ont galvaudé le mot poésie – pour dissimuler leur aspiration manifeste vers une imagination sans profondeur. » (La poésie n’est pas un luxe, traduction de Magali Calise)
Mais la différence faite entre un acte de sublimation et le jeu de mots stérile se heurte pour moi à la critique suivante : cette définition, c’est celle de l’écriture en général. Car tout acte de discours est un acte de propagande, en son sens premier : la propagande comme ce qui doit être propagé. Compris comme point de vue particulier sur le monde, tout discours tend par là à être propagé. On rétorquera alors qu’il y a tout de même une différence notoire entre, par exemple, un roman de gare écrit avec les pieds et une œuvre comme le Cahier d’un retour au pays natal : c’est que les idées propagées par Césaire sont explicites, conscientes et sacrément explosives. Mais si les « jeux de mots stériles » n’ont pas à être explicites sur le monde qu’ils défendent, c’est bien parce qu’ils sont écrits depuis le camp des vainqueurs. Le ton est si convenu, le récit si banal, son monde si évident qu’il n’a pas besoin d’être produit explicitement comme objet de propagande. C’est qu’il sera toujours plus simple et évident de remettre une goutte d’huile dans les rouages plutôt que d’essayer de faire sauter les pistons de la machine.
Dans cette perspective, si tout est sublimation révélatrice de l’expérience, l’engagement que consiste nécessairement l’acte d’écriture réside à se trouver d’un côté ou de l’autre de la barricade.
Qu’est Aller la rivière pour toi ?
À la rivière d’été
Nous allons endeuiller la mort des ami·es de mes camarades. Cette année-là
Deux suicides
Un meurtre
Une disparition
J’ai oublié tous les mots
Je me rappelle des larmes en cascade, des canettes de 86 descendues en plein cagnard, de l’odeur de l’encens et de la vase, d’une amie qui se blesse la main d’une lame pour brouiller son sang avec l’eau claire.
À la rivière l’été
C’est l’explosion des spectres, les frissons de la chair sous canicule parce qu’on pousse des soupirs qui font froid dans le dos. Des reflets dans l’eau, un visage insomniaque qui fait peur à voir, je ne sais plus d’ailleurs si c’est le mien et peut-être ce n’était mon corps cette nuit encore.À la rivière l’été
Où je lave enfin ma chair
Des doutes, des regards, des crachats, des coups, du haut-le-cœur à l’approche de la patrouille de police, de la haine, c’est la mienne qui ne part jamais d’entre les dents qui grincent et des mains qui saignent. Je ricoche des galets plats sur la surface tendre, des heures durant, en ondulant minutieusement l’eau, j’essaie de rider ma colère.
Voilà Aller la Rivière
Certains mots de ce livre sont tatoués dans ma peau. Petits talismans contre grands malheurs. De cette manière, j’ai voulu un ouvrage désaltérant, sorte de poème-ressource où parfois je vais, je retourne et me baigne parmi ses souvenirs, ses couleurs et ses douleurs. Parce que certaines ombres et certains soleils sont trop déchirants, trop beaux pour ne nous laisser d’autre choix que de sans cesse y revenir, s’allonger sur la rive et prendre entre ses mains une pleine gorgée de mots pour les affronter et les aimer, un jour de plus.