Coline Fournout

Coline Fournout est poète et chercheuse. Agrégée de philosophie, elle fait actuellement un doctorat en anthropologie médicale à McGill au Québec. Quand elle n’écrit pas de poésie parfois elle en traduit. Chez blast, elle a publié Conjurations (2021) et Les Gisantes (2023).


Photographie © Salomé Sourati


À quoi bon la littérature ?

Qu’on la lise ou qu’on l’écrive (ou les deux), la littérature contraint à produire des images, et s’installer en elles, à se remplir de voix informulées, à dire et écouter ce qui reste autrement engourdi dans des nimbes de silence. Elle ouvre des espaces qui se situent entre ce qu’on sent et ce qu’on pense, entre ce qu’on dit et ce qu’on ne dit pas. Ces espaces, ces images, je ne suis pas sûre de les trouver ailleurs. La littérature donne un souffle, insuffle des rythmes, berce les organes ; elle agit sur nous à des niveaux qui ne se disent pas en mots, mais qui pourtant tiennent toutes sortes de discours. Elle régénère, parfois en regorgeant d’agressivité. En fait, je ne me demande jamais « à quoi bon la littérature ? », parce que je m’en sers activement, parce que j’y recours comme à une technique de survie, comme à une boussole à plusieurs nords qui fait dévier aussi bien qu’elle oriente, qui fera aller faire flamber le feu, ou verser de l’eau, ou dormir près des braises, dos froid et visage brûlant.

L’acte d’écriture est-il un acte d’engagement ?

Je ne suis pas dans le même état lorsque j’écris des poèmes, des textes théoriques, ou dans un contexte militant. Pas dans le même état au sens où ce n’est pas la même personne en moi qui écrit. L’écriture est un acte d’engagement parce qu’on s’engage avec les mondes qu’on porte en soi, et qui nous traversent. On est obligé de donner des formes, de proposer et en proposant, de s’exposer. On est obligé de prendre voix, et de partager. Et il me semble que c’est un acte politique à partir du moment où les structures dans lesquelles on évolue ne nous laissent pas prendre la parole, nous mettent dans la bouche ce qu’on n’a jamais pensé ou voulu dire, nous font ravaler nos colères, nos deuils, nos émerveillements et nos joies. Je ne sais pas, mais je crois que considérer l’écriture comme un acte d’engagement permet de démultiplier ce qu’on considère comme politique : écrire, c’est, ou ça peut être, une pratique de mise en commun des sensibilités, des intelligences, des silences, pour désorienter d’abord, puis transformer les imaginaires, même si ce n’est qu’en ciselant de très étroites fissures dans un roc qui ne brisera pas.

Qu’est  Conjurations pour toi ?

J’ai écrit Conjurations, mais je l’ai surtout réécrit, jusqu’à ce que chacun des poèmes forme un sédiment de mondes qui m’ont heurtée, et qui ont pris dans la collision figure de personnages. Conjurations est une collection d’âmes fragmentées en de multiples cristaux, des lambeaux de mémoires diverses venues se réunir en poèmes. Et ces poèmes parlent de la lutte des âmes contre les machines d’écrasement. Du point de vue du développement de mon écriture poétique, Conjurations représente l’émergence d’une forme narrative du poétique, d’une forme de poésie contée, qui se génère grâce aux personnages qui prennent figure en elle. Ces personnages sont fragmentaires, évanescents, abstraits ; ce sont des morceaux d’âme qui viennent raconter ce qu’ils ne peuvent pas raconter dans le monde réel. Les poèmes contés peuvent se lire comme des parcours de possession et de dépossession, et s’utiliser comme des hangars où venir déposer, échanger, détruire les terreurs qui nous habitent. Enfin, Conjurations est aussi une expérimentation, pour voir comment mettre les voix en sons, et faire émerger d’autre voix à partir de ces sons ; pour voir comment faire muter les rythmes du corps en mots, et comment les mots, à leur tour, mutent en images et en rythmes.


Précédent
Précédent

Raphaële Frier

Suivant
Suivant

lou dimay