Baptiste Thery-Guilbert
À quoi bon la littérature ?
« Il ne reste plus que des artistes pacifiés, des versificateurs doucereux qui aiment la caresse d’un poème sans conséquences… » (Sarah Haidar, La morsure du coquelicot)
Et puis il y a des artistes énervés, insurgés, qui écrivent dans la honte et la joie d’écrire, écrivent leurs textes en connaissance de cause, n’écrivent pas sans conséquences.
Souvent prisonnière de l’inutile… la littérature devrait servir à ouvrir des brèches, casser des murs de béton armé pour y voir plus clair derrière et raconter ce qui ne l’a jamais été : l’interdit, les choses passées sous silence et les outrages au bon ordre.
Il y a des zones à défendre et des zones à détruire.
On peut toujours nous interdire de filmer, de photographier ou d’enregistrer… ils ne savent pas que l’écrivain·e est assez dangereux·se, pas besoin de ça pour: constater, noter, archiver, exposer.
Restituer. Écrire.
J’ai attendu. J’ai entendu une femme qui m’a demandé : tu écris ? J’écrivais. Devant nous une scène de voguing, un podium, un défilé qui défiait toutes les règles. Dansaient des filles, des garçons, tout ce qu’il y a entre les deux. Tu écris ? Écris sur nous. Il est grand temps de prendre son stylo Bic le planter dans l’institution et la faire saigner. Je veux qu’on débarque dans les libraires et les lieux de culture comme nos queens qui défilent ici. Virer ces livres qui servent à rien qu’à reproduire la même chose. Suffit plus de montrer : il faut confronter.
La littérature pour faire lire et dire : vous n’êtes pas seul·e·s.
« Écrire pour ne pas mourir / Écrire, sagesse ou délire, écrire pour tenter de dire, dire / Tout ce qui m’a blessé, dire tout ce qui m’a sauvé / Écrire et me débarrasser / Écrire pour ne pas sombrer / Écrire, au lieu de tournoyer, écrire et ne jamais pleurer rien que des larmes de stylo » (Anne Sylvestre)
L’acte d’écriture est-il un acte d’engagement ?
L’écrivain·e offre à celui ou celle qui lit une révélation comme retentissement. L’écrivain·e s’engage à trouver les mots justes. La plage m’a vu pleurer. La mer en a vu, des comme moi. C’est dire qu’on attend d’une phrase, une suite. Quelque chose pas écrit pas encore sorti du ventre. Dans l’attente suspendue, dans l’attente de mots d’une fausse délicatesse infiniment ravageurs… la plage m’a vu partir, les rues en sont témoins. Nous en sommes les témoins. Face aux meutes de flics dressés à l’odeur, à la couleur, ils flairent les phéromones de la différence, ils contrôlent, attentifs aux pigments, ils tabassent aux points névralgiques, ils exercent une peine capitale soi-disant abolie, et nous en sommes les témoins.
« Qu’attendons-nous / les gueux / les peu / les riens / les chiens / les maigres / les nègres / pour jouer aux fous / pisser un coup / tout à l’envi / contre la vie / stupide et bête / qui nous est faite / à nous les gueux / à nous les peu / à nous les rien / à nous les chiens / à nous les maigres / à nous les nègres » (Léon Gontran Damas, Black-Label)
C’est fini ? Imaginez. Vous, la flicaille, vous pourriez être moi, je pourrais être vous : bourreaux. Nous attendons, impatients, la possibilité d’un sabotage.
Hommages : à celles et ceux qui traversent les frontières, à celles et ceux qui cassent les lignes, à Ange, petite sœur suicidée dans la mansarde. L’exclusion donne parfois les moyens de fuir de se libérer, mais pour une personne partie, combien sont restées ? Il est presque trop tard pourtant nous nous en allons. Nous, en mouvement constant, ou alors est-ce les autres qui restent immobiles ? S’échapper des maelströms : question de survie. Et sans se retourner, la plage m’a vu revenir. La mer en a connu d’autres, bien avant moi. Nous, irréductibles uniques intransigeant·e·s éperdument invincibles. Nous, aux désirs en garde à vue. Nous, survivantes et survivants. Nous, face à la norme — la normalisation de l’insoutenable, de la violence, de l’injustice, de l’oppression — qui prend la forme de l’acceptable, les atours du naturel, c’est implacable. C’est comme ça, peut rien y faire, disent-ils. Nos enfances se sont grillées toutes seules et malgré nous, enchaînées lourdement. Nous entendons : à quoi bon brûler l’école ?
Nous sommes orphelins bien avant la mort de nos parents.
Nos adolescences, encore incapables de s’opposer comme il faut parce que bouches cousues d’avance. Sabotage à boire entre les sutures, pour ne pas en crever.
Qui est responsable de l’histoire de la violence qui nous entoure ? Si l’écriture est bel et bien un acte d’engagement, elle devrait être cet outil de révélation, constituer une perpétuelle réponse à cette question, refuser l’esthétique de l’inutile, la sublimation du rien. Sinon, quoi ?
« Je veux mordre car tout m’emmerde / Me porte à croire qu’on me pousse à perdre / Seul m’importent mon verbe et ma horde / Je suis à vie l’ennemi de l’ordre » (Casey, Ennemi de l’ordre)
Qu’est Là où les trottoirs s'arrêtent pour toi ?
Ce livre est le sanctuaire d’une adolescence marseillaise, des tristesses surannées et des luttes individuelles et collectives qui permettent la rémission. Aussi : une tentative d’extraction et de représentation de souvenirs jusqu’alors interdits. Qu’on soit bien clair : s’ils n’avaient pas été arrachés, ces souvenirs auraient pourri, gangrène en devenir impossible à guérir.
Il était temps, venu le temps des nuits, seul et isolé, le temps d’entonner un chant de rupture, un cri qui casse les vitres !
Une note. Quelque chose comme un reflet presqu’exact d’évènements personnels… intolérables.
Un cri qui casse le miroir !
Un hurlement : est-ce ainsi que les femmes et les hommes meurent ?
Celui que j’aime disparaît, il disparaît tellement qu’il incarne la disparition, devient sa définition : la mort se réalise sous mes yeux, concrète, insupportable. Les cendres sont dispersées en mer Méditerranée… mer-cimetière.
Je reviens à mon sanctuaire, au point de départ : Là où les trottoirs s’arrêtent.